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11.30  Les déchets rendent-ils le monde inhabitable ?

L’organisation de la disparition des déchets, condition nécessaire pour qu’un lieu soit habitable, peut prendre deux formes principales. La première est celle qui transforme le déchet en quelque chose d’utile par le ré-emploi, le recyclage, l’édification en patrimoine. La seconde est l’évacuation des déchets vers des zones périphériques et inhabitées (ou habitées par des pauvres), leur incinération, leur immersion, leur enfouissement. D’immenses systèmes socio-techniques ont été mis en place pour évacuer les rebuts vers les lieux où ils seront transformés, et pour faire disparaître les restes qui ne peuvent pas, ou qui ne peuvent plus, être recyclés. D’autres déchets, infiniment nombreux, échappent totalement au système de traitement et se retrouvent dans des lieux qu’ils vont durablement troubler : les océans, les plages, les cours d’eau, les forêts… Comme pour les déchets ultimes, la préoccupation pour ces déchets sauvages révèle une mutation profonde de la relation que les hommes entretiennent avec leur environnement. Pourquoi la présence des détritus que l’on rejetait autrefois dans la nature est devenue inacceptable ? Quelle importance ont les déchets dans des zones inhabitées comme dans des missions antarctiques et comme les débris qui forment le désormais célèbre continent plastique ? Pourquoi l’enfouissement des déchets dans des excavations profondes est désormais une source de grande inquiétude alors qu’on se contentait jadis d’entasser les résidus à la sortie des villes ?

Les déchets non domestiqués et ceux dont on ne sait plus quoi faire rendent visible l’introduction de l’histoire humaine dans la nature. Ils agissent comme le changement climatique, certes d’une manière moins grandiose, mais plus directement visible et plus palpable. L’évocation fréquente de la « durée de vie » des déchets ultimes et des déchets sauvages est le signe d’une rupture dans le régime moderne. Désormais nature et histoire humaine sont commensurables. 

Cette présentation s’appuiera sur les résultats d’une longue enquête ethnographique menée lors d’opérations bénévoles de ramassage de déchets sauvages. Les ramasseurs de déchets dans des milieux naturels sont traversés par un immense malaise qui est la traduction au niveau de l’expérience individuelle d’une tension globale et constitutive de l’anthropocène. Ces opérations véhiculent un paradoxe qui s’observe fréquemment dans la gestion des patrimoines naturels puisqu’il s’agit d’intervenir dans la nature parce qu’elle doit être préservée des interventions humaines. Mais c’est surtout la mise en œuvre pratique des nettoyages qui est assez déroutante et qui laisse les bénévoles désemparés. Les déchets sont innombrables et composent avec les végétaux, les minéraux et parfois les animaux, des formes hybrides qui résistent à toute tentative de séparation entre ce qui serait naturel et ce qui serait anthropique. Le plastiglomérat, découvert récemment, la soupe plastique des océans, et les déchets que les ramasseurs ne parviennent pas à évacuer mettent à mal la mythologie moderne d’un partage net entre nature et société humaine. Empêtrés dans ces hybrides, nous ne pouvons patrimonialiser que la ruine de nos rêves d’une nature propre. 

Le Monde habité est fini ; il a atteint les limites de la planète. Les frontières entre des zones appartenant à l’homme, et des zones lui échappant, disparaissent. Sans elles, la nature devient envahissante et aujourd’hui tous les déchets, quel que soit l’endroit où ils se trouvent, posent des problèmes environnementaux. Nous conclurons en avançant une hypothèse : dans le régime moderne, un monde qui ne peut utiliser la nature comme exutoire, c’est-à-dire un monde entièrement habité, est fatalement un monde inhabitable.

Participant
Habiter le Monde - Université de Picardie Jules Verne
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